À ma manière

Les concombres anglais dans la serre néerlandaise de Saint-Félicien

Les Serres Toundra
Entrepreneurs-propriétaires : Éric Dubé, Caroline Fradet, Bertrand Fradet, Isabelle Fradet
Produits forestiers Résolu : 49 % des parts
Projet : quatre serres de 8,5 hectares chacune
Coût : 100 millions pour les quatre phases
Employés actuels : 150 à 170
À terme : 4 serres, 500 employés
Première serre : en production en novembre 2016
Production actuelle : des dizaines de millions de concombres
Débouchés : 400 supermarchés de la chaîne Sobeys, 892 restaurants Subway au Québec et dans les Maritimes

L’aventure : cultiver des concombres en serres au Lac-Saint-Jean. La manière : pousser plus loin, malgré le climat nordique et le scepticisme.

Depuis novembre dernier, on trouve les cucurbitacées des Serres Toundra dans 400 supermarchés IGA de la province.

La graine avait été semée quelque part en 2013 autour d’une table, à Saint-Félicien, au Lac-Saint-Jean, où se pressaient Éric Dubé, Caroline Fradet, son père Bertrand Fradet et le maire de la ville.

Celui-ci caressait depuis des années le projet d’utiliser l’énergie résiduelle de l’usine locale de Produits forestiers Résolu. « Il nous racontait toutes ses aventures depuis 10 ans avec ça », relate Éric Dubé, président des Serres Toundra. Économiste de formation, il était alors en relation d’affaires avec la famille Fradet, propriétaire de plusieurs quincailleries dans la région.

« Ça a fini qu’après le dîner, on a dit : OK, on va faire des serres. » Des serres au dessert, en quelque sorte.

L’étape suivante

Éric Dubé lance ses recherches sur internet.

« On s’est aperçus que le marché des serres au Québec, par rapport au reste de la planète, n’était pratiquement pas développé. Ça m’a marqué. Je voulais comprendre pourquoi. »

La productivité est particulièrement basse, en raison d’une technologie désuète, découvre-t-il.

Il repère et visite une serre particulièrement performante en Alberta, construite par une entreprise néerlandaise. « On s’est vite rendu compte que les Hollandais étaient les leaders mondiaux dans cette industrie. »

Pour en apprendre davantage, il se rend aux Pays-Bas, où ses séjours totaliseront près de quatre mois.

C’est la solution : la technologie sera néerlandaise.

7 février 2014

Le 7 février 2014, à l’instigation du maire de Saint-Félicien, ils rencontrent Richard Garneau, président de Produits forestiers Résolu.

« Ce n’est pas trop son core business de faire pousser des concombres. Mais il a cru au projet. »

— Éric Dubé à propos de Produits forestiers Résolu 

C’est « le vrai début », dit-il. « Ça devenait tangible. » Les rejets thermiques de l’usine contribueront au chauffage des serres. Sa station de pompage l’alimentera en eau. Résolu cède à la Ville le terrain qui deviendra un écoparc, où les serres seront érigées.

Le président de Résolu se rend lui-même aux Pays-Bas.

« De fil en aiguille, Résolu est devenu partenaire avec nous dans le projet. » La société forestière contrôlera 49 % de l’entreprise, les autres parts étant détenues par Éric Dubé et la famille Fradet.

7 mars 2014

Un mois plus tard à peine, le projet est présenté publiquement.

Les Serres Toundra construiront quatre serres totalisant 34 hectares. Au terme de la quatrième phase du projet, l’entreprise aura plus de 400 employés locaux.

Le début de la production est annoncé pour novembre 2016.

Les objectifs sont ambitieux. Beaucoup trop, aux yeux de certains.

La première serre occupera 8,5 hectares – du jamais-vu pour une installation initiale. « Le problème venait de ce que tout ce qu’on faisait était hors norme », observe Éric Dubé.

Répondre aux critiques

Les Serres Toundra prévoient produire 275 concombres au mètre carré « quand la moyenne au Québec est de 80, et au Canada à 200 », décrit Éric Dubé.

« Les gens disaient qu’on était complètement fous. Il faut se remettre dans le contexte aussi : c’était en même temps que la faillite de Savoura. »

Le projet a de nombreux partisans, mais ses détracteurs sont bruyants.

« On pouvait se faire planter à tous les jours. » Désagréable impression pour le président d’une entreprise maraîchère.

Il répond aux critiques.

Le coût en l’électricité sera exorbitant ? En Ontario, où les serres sont plus nombreuses, « l’électricité est beaucoup plus chère qu’ici ».

L’ensoleillement est insuffisant ? « Le Québec est à la hauteur de Paris. On a plus de luminosité qu’en Hollande. »

Le climat est trop froid ? « La Finlande est le meilleur producteur au monde de concombre, dans un climat où pendant cinq mois, c’est presque la nuit. »

Débouchés

L’entreprise n’obtiendra aucun financement si elle ne garantit pas d’abord des débouchés pour la production.

Le propriétaire d’un supermarché IGA de Saint-Félicien établit le contact avec le siège social québécois.

À Montréal, Éric Dubé rencontre Yvan Ouellet, vice-président à la mise en marché, produits périssables, chez Sobeys Québec.

« Quand on leur a dit : on va produire à l’année et on va être capables de répondre à votre demande, ça a pris 30 minutes. Dès le premier meeting, c’était conclu. »

— Éric Dubé

L’entente est rendue publique le 9 juillet 2014. Les Serres Toundra s’engagent à livrer les premiers concombres en novembre 2016. Il ne reste plus qu’à tout faire.

Le député Couillard

« Quand vous présentez un projet comme ça à la banque, tout le monde dit : c’est impossible d’avoir des chiffres comme ça. »

Mais l’entreprise a un atout dans sa manche : le député local s’appelle Philippe Couillard.

En juin 2015, celui-ci annonce une garantie de prêt de 23 millions du gouvernement du Québec. En octobre 2015, Desjardins accorde à son tour un prêt de plusieurs millions.

Le sirop d’érable néerlandais

La préparation du terrain est entamée en novembre 2014. L’entrepôt et les locaux administratifs sont construits en 2015. En 2016, les fournisseurs néerlandais entreprennent l’érection des serres, qui se passe sans anicroche. « Aucun problème. Pour ici, c’est révolutionnaire. Mais pour les Hollandais, c’est comme faire du sirop d’érable chez nous. »

Assez productif ?

La productivité étant la pierre d’assise de leur modèle d’affaires, ils instaurent un salaire de base de 12 $, plus une prime qui croît avec la productivité de l’employé.

Le système est critiqué. Le salaire moyen avoisine 16 $, se défend le président. « Il y en a dans la serre présentement qui gagnent plus de 20 $ de l’heure. »

On lui reproche d’avoir imposé un syndicat interne. « Ce n’est encore pas vrai. C’est une centrale syndicale qui s’appelle…

– Comment il s’appelle, le syndicat, Caroline ? »

Il revient.

« C’est la Fédération des syndicats indépendants du Canada. C’est sûr que ce n’est pas une grosse centrale majeure. »

Il n’en dira pas plus, la cause est devant les tribunaux.

Trop productif !

La production est lancée comme prévu en novembre 2016. Un exploit.

Mais tout n’est pas parfait. « La plus grosse surprise, c’est qu’on a été beaucoup plus productifs qu’on pensait ! »

La production excède 300 concombres par mètre carré. Le personnel est insuffisant pour cueillir et mettre en boîte l’excédent.

« Ç’a vraiment été limite. On parlait qu’il fallait 20 nouvelles personnes pour le lendemain, sinon ça ne fonctionnait pas. On s’est fait surprendre. »

Il se voit forcer de recruter d’urgence à l’extérieur, ce qui est aussitôt dénoncé. « C’est un autre mythe. Ils ne viennent pas de l’extérieur : ils viennent de Montréal. » Question de perspective locale.

Le premier concombre

La première livraison officielle s’est effectuée le 29 novembre 2016 au IGA de Saint-Félicien.

« Aujourd’hui, on est les plus productifs au Canada, de loin », se félicite Éric Dubé.

Le vent a tourné, dit-il. « On le voit, quand il y en a un qui se met à critiquer les serres, il y en a je ne sais combien qui rentrent dans le tas. »

Les concombres nordiques ont fait leurs preuves. « C’est le fun. On n’a plus rien à dire. »

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